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« Les Américains savent mieux faire la cuisine française que les Français la cuisine américaine. » Andrée sourit.

« Ce n’est pas très rassurant. »

Il apparut à la porte de la cuisine, une poêle à frire à la main. Il était si fluet qu’il la tenait à deux mains pour ne pas la renverser. C’était une poêle à frire pleine de choses rougeâtres.

« Sentez-moi ça. »

Elle respire et opine du chef.

« Merveilleux, dit-elle, merveilleux mais indiscernable.

— Du poulpe, dit-il, du poulpe à la provençale. Donnez-moi encore trois minutes. »

Elle s’assit dans le fauteuil sous la verrière. C’était un immense atelier. Aucune des toiles exposées n’avait moins de six mètres carrés. La plupart étaient posées contre le mur. Elle les connaissait toutes, beaucoup avaient été prêtées à une galerie de San Francisco il y avait six mois. Elle discuterait pour la forme mais savait déjà qu’elle en achèterait deux, elle avait les clients pour cela : un banquier et un réalisateur de cinéma qui meublait sa maison de campagne de toiles hyperréalistes. Aucun d’eux ne discuterait le prix.

Carlson hausse la voix pour surmonter le bruit de la friture.

« Votre mari va bien ?

— Très bien. »

Ne pas y penser. Elle s’était attelée à cette tâche depuis son départ. Il devait être au Caire en ce moment, ou peut-être vers Karnak. Ne pas y penser.

« Ce doit être dur », dit Carlson.

Il avait rencontré Pierre à un vernissage. Pierre s’y rendait rarement, mais il était venu me chercher ce soir-là pour aller au théâtre. Une pièce de Brecht. Je sais exactement laquelle. Il portait un costume bleu et la chemise à rayures que je lui avais offerte pour son anniversaire. La seule question est de savoir si nous nous sommes aimés toutes ces années. Si ça n’a pas été le cas, j’ai perdu treize ans de ma vie. Si ça l’a été, ce qui arrive est encore plus atroce.

« Reprenez du bourbon, vous savez où est le bar. »

Elle était déjà venue plusieurs fois. Elle voulait l’inviter à déjeuner à l’extérieur et c’est Carlson qui avait insisté pour lui faire la cuisine. Il lui faisait une cour timide, vaguement ridicule. Il devait sans doute penser qu’il y avait longtemps qu’elle n’avait plus fait l’amour et qu’elle ne résisterait pas. C’était une erreur. Plus le temps passait et moins elle en avait envie. Peut-être n’en ai-je jamais eu assez envie. Pierre n’a pas dû être très gâté avec moi. Jamais ils n’avaient eu de grands élans, de ces fêtes des sens qui lui étaient longtemps apparues comme de pures fictions réservées aux films d’amour ou aux romans à grand tirage. Et puis elle avait entendu des amies parler et elle avait su que de ce point de vue-là le couple qu’elle formait avec Pierre n’avait pas été des plus épanouis…

Il devait être à Karnak. Non, va jusqu’au bout de ta pensée : ils doivent être à Karnak. Qui est-elle, celle que je n’ai pas su être ? Jamais il n’a osé faire avec moi ce qu’il avait envie de faire. Nous formions un couple de magazine. Pierre est beau, intelligent, il a de l’esprit, il aime recevoir, voyager, il est cultivé, attentif, prévenant… Quel magnifique spectacle nous avons dû offrir aux autres… Pierre et Andrée ? Un couple parfait, moderne. Moderne sans doute si l’on veut dire par là que nous avions une voiture chacun, notre indépendance économique, et que nous nous offrions des cadeaux de prix à chacun de nos anniversaires.

« Je peux vous demander de mettre le dessous-de-plat ? Il est sur l’étagère. »

Elle écarte les boîtes de pinceaux et de brosses et le prend. Carlson soignait son désordre. C’était toujours ainsi chez les peintres, plus ils étaient dénués de talent et plus ils faisaient les artistes. Ce n’était pas le cas de Carlson, elle aimait ce qu’il faisait : des gens debout dans des villas vides, au bord de piscines sans eau. Jamais ces personnages ne se regardaient, ils étaient curieusement isolés les uns des autres. Si j’étais une femme heureuse, je n’aimerais sans doute pas la peinture de Mike Carlson.

Et si Pierre avait commencé à vivre vraiment après son accident ? S’il avait quitté cet univers d’apparences pour atteindre autre chose ? J’étais sa femme, devant la loi, devant les autres, mais, pour lui, qu’ai-je été vraiment ? Nous nous étions tellement entourés d’amis ces dernières années que nous avons dû, sans nous en apercevoir, tout mettre en œuvre pour ne pas nous retrouver seuls. Nous invitions toujours quelqu’un pendant le week-end, et…

« À table ! »

Elle le regarde faire, amusée. Il remplit les assiettes avec des gestes maniérés. Après avoir posé la poêle, il verse le vin avec soin : un mouton-rothschild 72. Les affaires marchent bien pour le peintre. Elle goûte du bout des lèvres.

« Alors ? »

Il avait un air faussement inquiet. Elle savait qu’il ne pensait qu’à deux choses : lui placer les deux toiles et la fourrer dans son lit.

« Merveilleux, vous êtes un chef. »

Il sourit, goûta à son tour et ferma les yeux.

« Je crois que j’ai réussi, dit-il. Les poulpes sont très difficiles à manier, ils peuvent très facilement devenir caoutchouteux. »

Ils l’étaient. Ce n’était pas le courage qui lui manquait pour le lui dire, mais une sorte d’inintérêt qui s’était emparé d’elle. Cela n’avait vraiment aucune importance.

Elle n’avait jamais trompé Pierre, elle n’en avait jamais eu envie. Elle pensait parfois qu’elle manquait de vitalité. Ce qui lui paraissait étonnant, c’était le fait de n’avoir jamais été tentée. Si cela s’était produit, elle aurait résisté et n’aurait pas succombé. Mais elle n’avait jamais éprouvé de tentation.

Carlson lui resservait à boire. Il parlait sans arrêt à présent, le vin aidant. Le soleil passait à travers la verrière, il faisait bon dans la grande pièce claire.

Parfois un vent de panique avait soufflé sur elle, quand Henriette était née surtout. À plusieurs reprises, à cette époque-là, elle s’était demandé si leur vie était une vraie vie, si la vérité de chacun n’était pas ailleurs, si ce bébé dans ce berceau n’était pas une erreur, ou plutôt un enfant placé là pour donner de Pierre et d’elle-même une caractéristique qui manquait à leur perfection : ils étaient parents… Cela contribuait à renforcer le prototype… Un modèle gracieux, un couple témoin, une sorte de portrait-robot qui serait déposé dans les musées du futur…

Ils n’avaient, au fond, jamais réussi à être sincères ensemble. Un échec. Mais elle se battrait. Je t’ai mal aimé, Pierre, mais c’était ma façon, je n’en ai pas d’autre, je ne sais ni dire, ni faire certaines choses, je…

« Qu’avez-vous ? »

Elle avale avec peine.

« Rien. C’est un peu fort, c’est tout.

— Buvez », dit-il.

Elle obéit. Ils sont à Karnak, pensa-t-elle.